Evelina Judeikyte, Il était une fois le data storytelling, ou comment parler la langue de la donnée.

Par
Pollen logo Pollen
Publié le
24/01/2024
Temps de lecture
7min

« On pense souvent que communiquer un maximum de données à nos interlocuteurs sera une stratégie gagnante. Un document d’analyse dense et exhaustif peut sembler convaincant. En réalité c’est tout le contraire. Personne ne veut consommer des milliers de points de données pour prendre des décisions. Ce qu’on valorise, c’est de l’information utile présentée de façon engageante », nous explique Evelina Judeikyte, experte en data, design et communication.

Evelina a dix ans d’expérience dans de grandes et petites entreprises. Elle dirige aujourd’hui Parabole Studio, une agence de data storytelling qui accompagne les plus grandes organisations (AirBnb, l’ONU, Dior, le Ministère des Finances, The Lancet, Vinted). Avec ses clients, Evelina transforme la donnée brute en récit passionnant. Pour Pollen, elle nous explique comment elle s’est révélée dans ce qu’elle qualifie comme un “métier de rêve”.

Evelina, pourrais tu nous présenter ton parcours ?

Cela fait plus d’une décennie que je travaille dans l’univers de la data, et en parallèle, j’ai toujours été passionnée par tout ce qui touche à la communication, la prise de parole, le storytelling. Pendant très longtemps, je ne savais pas tout à fait comment associer ces deux disciplines, comment créer un fil rouge entre ces deux univers qui me définissent. Au fil des années, quand les domaines de la data visualisation et du data storytelling ont évolué, j’ai découvert le métier de mes rêves que je pratique aujourd’hui.

Quel est ton unpopular opinion ?

Lorsqu’on parle de data storytelling, beaucoup pensent qu’il faut maîtriser des outils de design et de traitement de donnée techniques et complexes. Je ne crois pas que l’outil soit à l’origine d’une bonne histoire, même quand on traite de la donnée. D’ailleurs, vous devrez parfois apprendre à faire sans outils précis. Vous n’aurez pas toujours le choix du logiciel utilisé dans votre organisation. Le plus important réside dans notre capacité à identifier des éléments clefs et créer une histoire autour d’eux. Autrement dit, ce sont le framework et les techniques de mises en avant de l’information qui définissent la qualité de votre présentation.

Data, Storytelling, a priori deux mots qu’on n’a pas forcement l’idée d’associer. Comment fait on d’une donnée complexe un récit captivant ?

C’est vrai. Beaucoup d’entre nous sont encore étonnés par cette association. Pourtant, elle a son intérêt. Les entreprises utilisent de plus en plus la donnée mais elle n’ont pas toujours le réflexe du storytelling. Une donnée qui n’est pas mise en valeur est nécessairement moins impactante. Ce qui est important et utile pour le public, c’est de comprendre ce que raconte l’information qu’on partage.

Le data storytelling, c’est justement la rencontre entre ces deux mondes, et son objectif est simple : simplifier, expliciter, convaincre. Il existe deux façons d’atteindre cet objectif.

1. La première est de s’efforcer de présenter un visuel lisible et captivant. Il est important de choisir les informations clefs, de les intégrer dans un framework robuste et de les présenter de façon engageante.

2. La seconde est d’ajouter une touche humaine, peut-être un peu d’humour, un soupçon d’émotion afin de mieux transmettre ces informations particulièrement techniques.

Quelle est le point qu’il faut garder en tête lorsqu’on partage une information clef ?

Il existe plusieurs techniques pour mettre en avant une information clef. D’abord, il faut garder l’objectif du data storytelling en tête. L’idée est de guider progressivement mon interlocuteur d’un point A à un point B, de la donnée à la réflexion. Pour cela, il est nécessaire de construire un narratif solide. Une fois qu’on a construit ce narratif, on peut s’attaquer à la visualisation et au design. On travaille la mise en forme avec des graphiques, des dashboards, des infographies, qu’on peut mettre en avant avec de la couleur, des tailles de police différentes, des annotations de texte pour faciliter le temps de lecture de nos interlocuteurs.

“Il était une fois un poisson rouge”.

Quelles techniques utilises-tu pour mobiliser les décideurs et professionnels qui ne sont pas experts dans l’analyse de donnée ? Comment la narration intervient ?

Une de clefs de l’attention réside dans l’accroche. Avec mes clients ou mes élèves, j’aborde régulièrement ce sujet. Prenons l’exemple d’une présentation en réunion. Je partage des points de données complexes. Je dois convaincre mon auditoire. La plupart des présentations commencent de la même manière : « bonjour, je m’appelle Evelina je suis ravie d’être avec vous aujourd’hui… »

En réalité, ce n’est pas ce qui intéresse le public. Le public veut savoir ce qu’il va pouvoir tirer de ce moment que vous lui proposez. Ce que j’encourage à faire, c’est trouver une accroche osée, quelque chose de décalé ou d’amusant. Cela peut se matérialiser de façons différentes. Un objet posé sur la table, une vidéo, une question ouverte, un quizz. Quelque chose que vous ne feriez pas habituellement et qui peut connecter votre public. Votre public doit se dire, « ce n’est pas juste une présentation de données, c’est quelque chose de plus fort. » Il y a un an et demi, je donnais un talk au Ministère des Finances sur le Data Storytelling. C’était une journée de grève, le matin assez tôt. Mon public était peu réceptif et pas motivé. Je suis montée sur scène. Je me rappelle les visages de l’audience assise face à moi, leurs yeux rivés sur leurs écrans d’ordinateur. Pour lancer la présentation, la toute première phrase que j’ai choisie était “il était une fois un poisson rouge”. Je me rappelle encore des visages qui se sont redressés subitement, un peu confus, l’air de dire “mais qu’est ce qu’on s’apprête à me raconter ?”. J’ai enchainé avec une courte histoire qui était évidemment liée à mon message. Cette accroche m’a permis d’avoir l’attention du public dans un contexte sérieux et une situation difficile. C’est quelque chose qui se fait régulièrement en storytelling. Ce qui me fait penser à un TED talk de Bill Gates que vous connaissez peut-être, (pour parler de la Malaria, le co-fondateur de Microsoft était monté sur scène avec un bocal plein de moustiques). La dynamique est similaire et a pour but de surprendre et engager le public.

Credit : ©️TED2009 - February 2009, Bill Gates Mosquitos, Malaria and education. Quels conseils donnerais tu à une personne qui débute dans le domaine de la visualisation de données ?

J’aurais deux conseils à partager :

  1. Pratiquez. Cela peut paraitre assez évident mais l’expérience vient en créant, en s’exerçant sur un maximum de graphiques de visualisation. C’est en commettant des erreurs, en buttant sur la présentation d’un résultat que vous finirez par trouver une solution et développer vos compétences d’analyse.
  2. Adressez vous à la communauté Data. C’est une communauté formidable et très internationale. Je suis peut-être assez subjective mais à mes yeux, c’est même la meilleure communauté du monde. Non seulement les experts en Data visualisation se soutiennent mais ils se réunissent aussi régulièrement pour des conférences, des évènements et des ateliers. C’est ce qui nous fait grandir personnellement et professionnellement.

Qu’est ce que les apprenants sauront faire après ta session Pollen ?

Ce qui me rendrait la plus fière serait que les apprenants sortent de ma session avec l’envie et le courage de procéder autrement. On a tendance à se restreindre dans son approche - en particulier en milieu professionnel - lorsqu’on présente quelque chose en public ou lorsqu’on partage une idée. C’est tout à fait normal. On peut avoir peur d’être mal perçu par ses collègues, son supérieur. Or, j’aimerais que les participants de ma session puissent toujours avoir cette idée en tête : quelle que soit la façon dont l’on communique, à l’écrit ou à l’oral, il est toujours important de s’adresser aux autres en considérant toutes les strates de notre discours. La partie analytique entre en jeu mais il est également important de considérer la sensibilité d’autrui. Créer une connexion avec son public, c’est en partie s’adresser à cette sensibilité. C’est pourquoi il nous faut être inventifs et audacieux. C’est en partie cette connexion à l’autre qui nous permet d’assimiler un message complexe.

Les recos d’Evelina :

  • Un podcast à écouter : Data Viz Today d’Alli Torban. Si vous êtes débutants, commencez par les premiers épisodes !
  • Un livre à lire : Good charts de Scott Berinato, qui enseigne une véritable façon de penser et d’aborder la data visualisation.
  • Une personnalité à suivre : Hans Rosling, le père du data storytelling. Il n’est malheureusement plus vivant, mais toutes les personnes qui travaillent avec la data devraient explorer son travail !
  • Un conseil qui t’a accompagné tout au long de ta carrière : “Écouter plus et parler moins”.
  • Un process/rituel de travail qui ne te quitte plus ? La lecture du matin. J’adore commencer la journée par un livre de data, design ou storytelling avec le café. Ça me permet d’être inspirée avant de commencer à travailler !