Julie Touyarot, Uber & Uber Eats : “La clef pour réussir sa stratégie de marque, c’est de mettre tous ses oeufs dans le même panier.”
- Par
- Pollen
- Publié le
- 26/02/2024
- Temps de lecture
- 9min
Julie Touyarot est directrice marketing Europe de l’Ouest, Uber et Uber Eats.
Son histoire avec le géant des VTC et de la livraison à domicile commence en 2015, quelques mois après le lancement de la marque sur le marché français. Elle y cherche une expérience entrepreneuriale et n’est pas déçue. Elle s’implique sur des sujets variés : partenariats, social media, CRM, qui lui permettent de développer une vision holistique de la marque. Elle grandit avec l’entreprise, à mesure que les équipes se structurent. Elle intègre la branche de livraison Uber Eats dans son scope d’activité, et depuis 2021, elle supervise la partie Western & Southern Europe en tant que Directrice Marketing. Pour Pollen, Julie revient sur sa vision du marketing, ses succès chez Uber Eats, les stratégies qui font d’une marque un moteur de croissance à long terme.
Bonjour Julie, raconte nous ta passion pour le marketing.
Je suis convaincue que la créativité est intimement liée à la curiosité. Je me considère comme une personnalité assez curieuse, et je retrouve cette disposition dans ma vie professionnelle. Je pense que la curiosité explique mon intérêt pour le marketing. Pour être un bon marketeur, il faut être un brin anthropologue. Il faut s’intéresser aux gens, aux comportements des gens, aux sujets de sociétés qui émergent, ceux qui énervent, qui font réagir et qui enthousiasment. Je pense que cet intérêt des autres fait qu’on est animée par les sujets marketing.
Aujourd’hui le performance marketing ultra mesurable est roi. Tu insistes pour sur l’importance d’investir dans la marque. Pourquoi cela ?
Ces dix à quinze dernières années, le marketing s’est régulièrement concentré - en particulier dans l’univers de la tech - sur une obsession du résultat, et notamment à une époque où le tout performance marketing séduit beaucoup. Cette consécration de l’efficacité peut être piégeuse. S’attaquer aux sujets marketing avec une vision trop court-termiste, trop ROIste nous fait courir le risque de fragiliser la marque à long terme.
Lorsque les temps sont plus durs, les entreprises qui ont une vision trop ROIste de la marque peuvent prendre des décisions biaisées. La compétition s’intensifie, les parts de marché s’érodent, la crainte s’installe, et la première décision prise à l’aune des résultats récents est d’agir sur le prix des biens et des services. Les clients deviennent encore plus sensibles aux prix et les marges s’érodent. On entre dans un cercle vicieux, sans avoir considéré l’importance de la marque à long terme. Ce que je constate aujourd’hui, c’est que nous tempérons peu à peu de cette ambition de la toute performance, avec un constat simple : il est fondamental pour la croissance à long terme des entreprises, d’investir dans la marque. De plus en plus de consommateurs sont à la recherche de sens. Ils exigent davantage de transparence, des actions concrètes, des valeurs fortes, et des entreprises capables de porter ces ambitions. On ne peut pas raconter ces choses là en quelques mois. Ma conviction, c’est que plus que jamais, le rôle de Chief Marketing Officer est fondamental. Le CMO doit être capable d’arbitrer entre les objectifs de croissance à court terme (qui sont une nécessité pour le business) tout en construisant une marque qui va être un véritable moteur de croissance et de rétention à long terme.
Comment mesurer l'efficacité de sa stratégie de marque à long terme?
C’est sans doute la one million dollar question que tous les CMO du monde se posent.
D’abord, je suis convaincue qu’il n’existe pas une seule mesure, une bonne façon de mesurer l’efficacité de la marque à long terme.
Ensuite, je pense qu’on ne regarde pas toujours les bons KPI pour mesurer l’impact de sa marque. Combien de fois j’ai entendu “j’ai mis un code promo dans ma campagne d’affichage, il a été utilisé 50 fois, c’est l’horreur, la campagne n’a pas du tout marché.” Mais une campagne d’affichage n’est pas là pour driver du code promo.
- Un CRM est beaucoup plus adapté pour ce type d’opération.
- Un tel KPI ne suffit pas à mesurer la notoriété générée par la campagne d’affichage.
Ce serait comme tenter d’analyser un tableau en ne le regardant que dans un coin. Je suis convaincue qu’il existe un faisceau de KPIs, qu’il faut définir avec soin, pour mesurer l’efficacité de sa stratégie. Ces indicateurs de performances doivent s’articuler sur des échelles macro et micro-économiques. Aujourd’hui, il existe un ensemble d’outils de marque très généraux, des indicateurs qui permettent de mesurer la notoriété, la considération, la préférence, l’intention d’achat, etc. On peut ensuite nommer les KPIs business qu’on mesure en interne sur des opérations plus granulaires, les commandes, les utilisateurs actifs, les coûts d’acquisition, etc. Et puis, il y a les KPI qui nous permettent de mesurer la performance des campagnes, qu’on utilise avec les plateformes existantes, Google, Meta, Youtube qui sont assez robustes.
Avec tes équipes, tu as contribué à installer Uber et Uber Eats comme des leaders dans leurs catégories. Comment expliquer un tel succès ?
C’est d’abord et avant tout un succès collectif qui, je pense, peut s’expliquer par plusieurs facteurs :
- Le business. Le cas Uber et Uber Eats est celui d’une marque qui s’est positionnée sur un segment extrêmement porteur, avec une catégorie peu pénétrée encore aujourd’hui. Notre travail principal a été de parvenir à faire grossir le gâteau, à l’inverse de certaines industries plus matures qui ont été contraintes de se battre pour gagner un demi-point de part de marché.
- Une obsession de l’excellence opérationnelle. Le marketing a peut être moins de lauriers à récolter de ce succès, mais l’expérience consommateur d’Uber et Uber Eats est quasi-irréprochable, avec des temps d’attente qui sont justes et qui sont fiables.
- Un investissement précoce et constant dans la marque. Depuis le début d’Uber, nous avons investi de manière régulière dans la marque. En 5 ans, nous ne nous sommes jamais dit, “ça va un peu moins bien, on s’arrête”. Nous avons engagé des investissements assez importants, très tôt et de manière constante.
- La qualité de l’équipe. Le calibre des équipes avec qui j’ai eu la chance de travailler tout au long de ma carrière y est pour beaucoup. C’est ce qui nous a permis de mener des campagnes, réaliser des activations et des innovations bien pensées et bien exécutées, qui ont contribué au succès de la marque en France et dans le monde entier.
Quels conseils donnerais-tu à une entreprise qui chercherait à adopter une stratégie de croissance axée sur la marque ?
Lorsqu’on évoque la croissance par la marque, on parle d’investissements et de budgets assez importants. Beaucoup de marques peuvent tomber dans cet écueil, penser “tiens, génial, nous avons du budget pour la marque, pourquoi ne pas faire quatre campagnes, dix activations dans trois pays, un peu de social media en plus ? Allons tester de nouveaux formats ; allons produire des centaines de vidéos.”
Je pense que c’est une erreur. La clef pour réussir avec sa marque, c’est justement de se concentrer sur l’essentiel. De mettre tous ses oeufs dans le même panier. Ce qui n’est pas forcément intuitif de prime abord mais qui me parait pourtant fondamental.
Aujourd’hui, il existe tellement de contenus et de sollicitations pour les consommateurs que l’enjeu principal est d’émerger. Lorsqu’on est du côté du marketing, on a toujours l’impression que ce qu’on propose va être reçu avec enthousiasme par les gens qui nous suivent. C’est faux. Les gens n’ont pas le temps d’écouter les messages, leur temps d’attention est limité, millimétré. L’enjeu est de les capter, et pour cela il est important de concentrer sa force de frappe, quel que soit le budget dont on dispose. Je dirais même, plus encore lorsque le budget est important, parce que la stratégie, c’est l’art de savoir dire non.
Avec un budget limité je procéderais de la même manière, quitte à ne pas me positionner sur tous les canaux, toutes les géographies et toutes les audiences, en conservant cette volonté de recentrer la stratégie pour essayer d’avoir le maximum d’impact.
Les recos de Julie :
- Un podcast à écouter :
J’aime bien Génération Do It Yourself de Matthieu Stéphani. Le podcast décortique le succès de personnalités très variées, entrepreneurs, sportifs, artistes. Les épisodes sont longs (certains peuvent durer plus de deux heures) mais très bien construits et très inspirants.
- Un livre à lire :
Côté professionnel, Radical Candor de Kim Scott. C'est un livre qui parle de l'importance d'être “fondamentalement et brutalement honnête” avec les gens. L’auteur raconte à quel point il peut être néfaste dans des organisations et dans des équipes de ne pas l'être. Il nous est tous arrivé de ne pas dire les choses de peur de blesser. Ce que ce livre nous raconte, c'est que c'est une erreur. Le feedback est une chance.
Côté personnel, je lis Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea. C’est l’histoire d’un sculpteur surdoué et d’une bourgeoise dans l’Italie de l’entre-deux-guerres. C’est plein de fougue et très romanesque. Ça me touche beaucoup car je pratique la sculpture depuis petite.
- Une personnalité que tu suis :
Je marche par phases. J’adore la musique. Je vais pouvoir écouter les albums en boucle pendant peut-être deux mois, puis, je vais passer à autre chose. Ma phase du moment - ça fait déjà bien six mois que ça dure - c'est Zaho de Sagazan. Mais je suis capable de reprendre demain, l’intégrale de William Scheller “En Solitaire”, et puis le jour d'après d’éplucher tous les albums d'Orelsan. Je suis assez éclectique !
- Un conseil qui ta accompagné tout au long de ta carrière ?
“Concentre-toi juste sur faire du super boulot. Tout le reste suivra à un moment ou un autre.” Ça s’est révélé plutôt vrai pour moi et je pense que c’est le cas pour beaucoup. Parfois, on travaille très dur et on a le sentiment que ça ne paye pas, mais cela finit toujours par payer d’une façon ou d’une autre.
- Un process, rituel de travail qui ne te quitte plus :
Je suis très to-do-list. J'en ai toujours au moins deux ou trois en cours. En digital, sur papier, j'aime bien. Et le petit plaisir de cocher ce que j’ai pu réaliser à la fin de la journée.
- Les marques qui t’ont le plus inspirée dans ta carrière :
J'adore les marques qui arrivent à changer la manière dont les gens vont consommer. Je trouve ça fou et c’est une chance que nous avons chez Uber. Des marques comme Spotify, Netflix, ont réussi à faire cela mais aussi en France, des marques comme Back Market, Doctolib, Vinted.