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Jean Moreau, co-fondateur et CEO de Phenix : « être une entreprise de l’ESS qui génère 20 millions de chiffre d’affaires, c’est possible »

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Publié le
17/11/2023
Temps de lecture
12min

Après 5 années de carrière en banque d’affaires chez Merrill Lynch au sein de la division fusions-acquisitions, Jean Moreau a décidé de changer de trajectoire. En 2014, il se lance dans l’entrepreneuriat social et cofonde la start-up Phenix, une entreprise à mission qui lutte contre le gaspillage alimentaire.

Avec une levée de 40 millions d’euros, Phenix a noué des partenariats avec plus de 20000 commerçants en France. En 2019, la société lance son application mobile anti-gaspi à destination des consommateurs et se déploie ensuite dans plusieurs pays européens (Espagne, Portugal, Italie, Belgique) jusqu’à atteindre aujourd’hui plus de 5 millions de téléchargements. Société à impact, Phenix n’en reste pas moins une entreprise qui a de l’ambition. En 9 ans, elle a sauvé plus de 400 millions de repas, créé 250 emplois et se rapproche de la barre des 20 millions de chiffre d’affaires annuel.

Quelle stratégie Jean Moreau a-t-il appliquée pour atteindre 20 millions de revenus ? Quelles sont les étapes et actions mises en place au lancement de l’application mobile Phenix en 2019 en complément de ses solutions BtoB SaaS historiques ? Comment a-t-il fait pour garder les équipes unies autour de la mission et des valeurs de la boîte ? Quels sont les points clés pour construire une stratégie de financement gagnante ? Il nous explique.

Tu as atteint 20 millions de chiffre d’affaires en 9 ans. Quelle stratégie as-tu mise en place pour y parvenir ?

On y est parvenu par séquençage. La première séquence a été la diversification géographique en France de notre offre BtoB visant à digitaliser l’aide alimentaire, en connectant via une plateforme, les magasins de grande distribution et les associations caritatives. Pour cela, nous avons identifié les villes avec une offre et une demande suffisantes des points de vente alimentaires, des associations caritatives et des populations sensibles aux enjeux écologiques. Nous avons lancé la phase test à Toulouse et à Rennes.

Pour nous assurer que nous étions sur la bonne voie, nous suivions des indicateurs clés : la traction d’usage sur nos produits, le chiffre d’affaires, le nombre de repas sauvés, le nombre de téléchargements sur l’application et l’existence ou non de concurrents.

La deuxième séquence fut la diversification sectorielle. On a étendu notre offre BtoB aux industriels de l’agroalimentaire, aux usines et sites de production. Notre ambition était de lutter contre le gaspillage plus en amont de l’étape de distribution, en traitant directement avec les fabricants pour les produits déclassés, les fins de promos, les changements de packaging… Nous proposons donc des paniers DtoC (direct-to-consumer, ndlr), du fabricant vers le consommateur. Par exemple, nous avons mis en place une opération avec l’usine de Danone située à Bailleul, et les consommateurs sont venus directement retirer leurs paniers à l’usine. Il y a quasiment 100% d’écoulement des paniers mis en ligne, alors même qu’ils sont bien plus gros et donc un peu plus coûteux que des paniers de petits commerces traditionnels, jusqu’à 60 euros l’unité.

La troisième séquence a été la diversification de produits avec l’extension de notre gamme de services en BtoB et le lancement de notre application BtoC pour les consommateurs.

La quatrième a été le développement à l’international : d’abord la péninsule ibérique en développement organique, puis la Belgique et l’Italie, via des opérations de croissance externe

Parmi les prochains relais de croissance potentiels que l’on vise figurent le gaspillage textile et les médicaments.

Quelles ont été les étapes les plus challengeantes que tu as rencontrées dans le développement de Phenix ?

La première a été le passage des 100 salariés. Nous avons fait le choix de nous entourer de collaborateurs « couteaux suisses » pour la phase de lancement du projet (le “Start”). Nous savions que c’était la bonne équipe pour nous permettre d’atteindre le cap du premier million d’euros de revenus. Mais nous étions aussi conscients qu’en grossissant, il faudrait nous structurer, nous spécialiser et donc recruter des profils plus experts pour la phase de “Build”. Des personnes plus seniors, ayant déjà opéré des Marketplaces, ayant déjà structuré des Scale-up, mis en place des outils, managé des grosses équipes. C’était un changement d’échelle orchestré et maîtrisé pour passer de 1 à 20 millions. Pour autant, le cap a été difficile, car il a fallu opérer cette transition tout en veillant à ce que la greffe managériale prenne, à ce que les équipes comprennent et adhèrent à la démarche, sans casser la culture.

La deuxième a été le déploiement à l’international. Se développer à l’étranger c’est dur, et surtout ça crée de la complexité. Il faut repenser l’organisation, le reporting, les outils et basculer toute la communication interne vers l’anglais.

Enfin, le lancement d’un projet BtoC au sein d’une structure qui avait 5 ans d’historique en BtoB n’a pas été simple non plus, on y reviendra.

En 2019, tu as lancé l’application anti-gaspi à destination des consommateurs. Comment as-tu géré ce lancement ?

On a eu une approche intrapreneuriale, de “start-up au sein de la start-up”. Nous avons choisi une cheffe de projet avec un bon niveau d’énergie et un gros drive, pour le décollage de cette nouvelle“Impact Unit” avec des équipes produit, tech, commercial, marketing et des customer success. Nos premiers objectifs étaient de faire connaître la marque Phenix au grand public et de sécuriser une place sur ce marché naissant des applis antigaspi, dont on pressentait qu’il allait rapidement devenir un standard .

Pour cela, nous avons cherché nos premiers partenaires commerciaux, appris en quelques mois les codes du marketing grand public, lancé une campagne de communication à grande échelle avec des affichages dans 180 stations de métro et RER pendant 3 semaines. En parallèle, une campagne digitale a été menée principalement sur Facebook, Instagram et TikTok. Avec le recul, c’était bien pour amorcer la pompe et envoyer un message de crédibilité et d’ambition au marché, mais c’était sans doute trop tôt : nous n’avions pas assez d’offres sur l’appli, et notre tech était encore trop bancale pour tenir la charge.

Puis, mon équipe Communication et notre agence RP m’ont poussé à développer mon personal branding pour représenter notre marque sur LinkedIn et X (ex Twitter). J’ai commencé à prendre régulièrement la parole sur ces réseaux sociaux pour aborder les enjeux du gaspillage alimentaire sur le plan écologique, social et économique, et présenter notre mission et incarner Phenix. Ca nous semblait important de le faire, dans un contexte concurrentiel assez aiguisé à ce niveau-là.

Comment as-tu fait pour rester fidèle à la mission ? Quels sont les points de vigilance à avoir ? Les indicateurs à suivre ?

Tout d’abord, nous avons fait un travail de formalisation des valeurs. Lorsqu’on débute, la culture de l’entreprise est orale, et se transmet essentiellement lors de moments informels et par le choix des premiers employés. Si l’on ambitionne de se développer, il faut prendre le temps de créer un manifeste et de poser par écrit la vision, l’ambition, la mission et les valeurs.

Ensuite, il est important de recruter une équipe RH alignée avec la mission et qui sera la garante du maintien de l’esprit et des valeurs de l’entreprise. Tout comme il est essentiel de recruter des collaborateurs en phase avec le projet. Il ne faut d’ailleurs pas hésiter à faire marche arrière si l’on se rend compte que l’on a recruté la mauvaise personne, car les compétences techniques ne suffisent pas. C’est la fameuse phrase “Quand il y a un doute, il n’y a pas de doute.”

Enfin, nous envisageons d’aller plus loin en créant un comité de mission qui est le pendant du conseil d’administration pour rester fidèle à notre ambition et agir en garant de notre AdN, quelle que soit notre croissance ou l’évolution à terme de notre structure actionnariale.

Justement, quelle est ta “secret sauce” pour garder une équipe unie autour de la mission dans un cadre de forte croissance ?

Déjà le fait d’avoir une mission à impact social et environnemental constitue un gros atout, un phare dans la nuit. Les gens savent pourquoi ils se lèvent le matin, et ont la satisfaction de contribuer à quelque-chose d’utile.

Ensuite le maître mot pour moi a été la transparence. Il faut être transparent sur toutes les décisions que l’on prend : réorganisation RH, rebranding, levée de fonds…

Puis, il est important de co-construire sa communication avec les managers intermédiaires et le CSE, car lorsque l’on grossit vite, les salariés ont peur que la boîte perde son âme et que l’on se sépare de certains d’entre eux pour recruter des personnes qui ont une expérience dans de grosses structures du CAC 40 ou dans de grosses machines du conseil ou de la tech américaine. C’est une peur légitime, mais aussi un passage obligé : nous devons faire entrer des talents extérieurs et du sang neuf pour bien se développer. Les managers et le CSE sont là pour nous aider à bien exprimer les raisons, les motivations auprès des équipes et gérer les frustrations.

Parlons financement. Quels sont tes conseils pour réussir ses levées de fonds ?

La première chose à avoir en tête est qu’une levée de fonds prend du temps : environ 9 mois tout compris, de la préparation au transfert effectif de l’argent. Il faut donc être patient, résilient et anticiper le fait que ça va être long et intense. Ensuite, plusieurs autres points sont essentiels :

1/Avoir une stratégie d’attaque des fonds d’investissement. Si l’on cible une vingtaine de fonds, il faut les répartir en 2 ou 3 groupes : le groupe avec les cibles prioritaires avec lesquelles on adorerait bosser, puis le ventre mou, et enfin la cohorte de fonds avec qui il n’y a pas un fit stratégique ou humain évident. L’idée est ensuite d’entrer en contact avec ce dernier groupe pour s’entraîner, roder son discours, connaître les questions pièges et savoir y répondre. C’est un entraînement qui aide ensuite à bien pitcher son projet aux investisseurs que l’on cible en priorité. On est toujours bien meilleurs après 5 ou 6 pitchs qu’au premier, le discours gagne en fluidité et en assertivité.

2/Avoir une bonne équipe pour développer le projet. Il faut s’entourer de gens qui sont portés par la mission, le projet et qui ont les compétences et l’expertise requises.

3/Avoir une croissance substantielle. Concrètement, en Seed / Serie A, aucun projet ne trouve de financement avec une croissance inférieure à 50% d’une année sur l’autre. L’idéal étant 100% de croissance, et souvent plus. Pour les investisseurs, c’est la preuve que l’on a un produit qui fonctionne et de la traction qu’il n’y a plus qu’à transformer et à accélérer encore davantage. Ces metrics évoluent au fil des tours de financement, et en Série B/C on converge davantage vers la désormais célèbre “Rule of 40”.

4/Être sûr que son modèle est accélérable. En BtoC, plus l’on met de budget marketing, plus l’on accélère la croissance. En BtoB grands comptes, c’est différent. On est sur des cycles de vente longs, sur des process de décisions complexes. Un apport de cash permet de muscler l’équipe et le produit, et de booster les efforts de marketing, mais cela ne garantit pas une division par 2 ou 3 du cycle de vente. Plus on avance dans le parcours de financement, plus il faut montrer que l’on pilote une mécanique huilée à la perfection, une horlogerie suisse.

Quels sont les indicateurs clés qui permettent de s’assurer que son modèle est accélérable en BtoB ?

À mon sens, il y en a un qui est dorénavant incontournable compte tenu du nouveau paradigme dans l’écosystème : c’est la “Rule of Forty” (« la règle des 40 »). Il s’agit de vérifier que la somme de la croissance du chiffre d’affaires (en %) et de la marge mesurée en EBITDA (en %) est supérieure à 40%. L’objectif est de mesurer le trade-off entre croissance et rentabilité, au lieu d’évaluer chacune des deux mesures individuellement et séparément.

Cet indicateur se révèle surtout utile quand le go-to-market d’une start up est validé et qu’elle franchit le cap des 5 millions d’euros de revenus récurrents annuels. Autrement dit, ça n’a pas de sens de regarder cet indicateur avant une série B ou C, mais elle constitue désormais un cap pour beaucoup de scale-ups de la FrenchTech.

Selon toi, quelle est la chose la plus importante à retenir lorsqu’on veut scaler une boîte à impact ?

Comme pour toutes les boîtes, et encore plus dans l’ESS où on peut perdre cela de vue : mettre le client au centre de sa structure.

Ensuite dans la Tech For Good, la dimension réglementaire peut s’avérer décisive. Ça a été le cas pour Phenix.. Les conditions du succès peuvent être accélérées via des lois et des décrets. L’objectif à garder en ligne de mire est : comment améliorer le cadre de son système, pour changer les pratiques à grande échelle ? L’entrepreneur social est souvent quelqu’un qui identifie un besoin sociétal mal satisfait, qui initie quelque-chose, et qui ouvre la voie pour que la solution devienne derrière d’utilité publique ou en tous les cas un “nouveau standard” de marché.

Avec Phenix, nous avons par exemple contribué à notre échelle à l’émergence de deux dispositifs légaux : la loi Garot de 2016 qui qualifie de délit le gaspillage alimentaire des supermarchés, et la loi AGEC de 2021 qui a étendu cette responsabilité au non alimentaire.

Aussi, le champ des possibles est très ouvert et l’on a vite fait de se perdre. Il faut éviter de trop se diversifier, car la diversification complique les choses à tous les niveaux : le discours commercial, la visibilité de la promesse et de la marque.

Par exemple, nos équipes commerciales alternent entre une plateforme Saas BtoB et une application BtoC, ce ne sont donc pas les mêmes technologies. Il faut alors bien réfléchir et si nécessaire apprendre à renoncer et se concentrer sur une proposition de valeur claire et unique.

Quels conseils donnerais-tu aux entrepreneurs qui ont un tel projet ou qui se lancent dans la TechForGood ?

Lancez-vous : vous ne vous trompez pas !

Il y a tant à faire sur ces sujets sociaux et environnementaux, la planète et la société en ont besoin. Et ce nouveau type d’entreprises hybrides correspond à la fois à la demande des consommateurs et des talents et au sens de l’Histoire. Vous rencontrerez bien sûr des freins et des difficultés, et vivrez “l’ascenseur émotionnel” caractéristique de l’entrepreneuriat, mais vous aurez pour sûr du vent dans les voiles : médiatique, politique et sociétal !

Dans sa formation, Jean Moreau partagera son expérience et ses méthodes pour que vous puissiez scaler votre boîte à impact. Alors, si vous rencontrez des problématiques de croissance ou de financement ou que vous êtes un C-level qui souhaite accompagner l’accélération de votre scale up, sa formation « Comment scaler une boîte à impact » s’adresse à vous ! Pour connaître les détails du programme, les objectifs et vous inscrire, c’est par ici !